L’antisémitisme à gauche aux États-Unis (première partie)

Fiche de lecture collective et progressive à propos de Spencer Sunshine, Des rouges, des bruns et des rouges-bruns. L’antisémitisme aux États-Unis au XXIe siècle (Éditions Ni patrie ni frontières, 2023)

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Deux mots sur l’auteur du livre. Spencer Sunshine est un essayiste qui milite à gauche aux États-Unis depuis plus de trente ans. Il a co-édité et publié plusieurs livres portant sur l’anarchisme et le fascisme (non traduits en français).

Des rouges, des bruns et des rouges-bruns est sous-titré L’antisémitisme aux États-Unis aux XXIe siècle. C’est un recueil d’articles que Spencer Sunshine a écrit entre 2001 et 2021. Il est divisé en trois parties. La première traite de l’antisémitisme à gauche, la seconde de l’antisémitisme à droite, et la dernière de l’antisémitisme « qui passe d’une force politique à l’autre. » (Les citations entre guillemets en italique sont de l’auteur).

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Dans l’introduction Spencer Sunshine rappelle entre autre que l’antisémitisme est bien sûr plus visible à l’extrême droite, mais il note que beaucoup de militants de gauche n’aiment pas admettre que certaines alliances entre « la gauche et la droite se sont consommé[e]s grâce à l’antisémitisme. »

L’article suivant précède la première partie du livre. Celui-ci s’intitule « Mots codés et synecdoques antisémites ». Spencer Sunshine rappelle de façon succinte quelques tactiques langagières sur « l’antisémitisme codé », comme l’emploi de synecdoques qui selon lui seraient devenues « la forme standard » de son expression. Ces tactiques permettant d’exploiter « le pouvoir émotionnel du récit antisémite (…) tout en offrant une sorte de démenti plausible aux accusations d’antisémitisme. » Il cite en exemple la théorie complotiste sur le « marxisme culturel » qui « a commencé par désigner l’École de Francfort (…) comme un agent spécifiquement identifié comme juif” », et qui au fil du temps s’est « détaché[e] de la formulation antisémite originale…mais pas trop. »

L’auteur revient aussi sur ces théories du complot fabriquées autour de Georges Soros ou de la famille Rothschild, et mentionne qu’il n’est pas hasardeux si « les banquiers juifs sont des cibles fréquentes » des complotistes qui ne s’opposent jamais à « d’autres banquiers [non juifs] plus riches et plus puissants ».

L’essayiste suggère par ailleurs que toute personne prenant l’antisémitisme au sérieux ferait mieux d’éviter l’emploi de mots et de récits en raison de leur histoire liée à l’antisémitisme. Des mots et théories complotistes concernant « la Réserve fédérale », « les banquiers internationaux » ou « le Nouvel ordre mondial » qui peuvent malheureusement être utilisés par des acteurs politiques aux positions claires, mais qui « ignorent l’origine des analyses qu’ils reproduisent. »

Spencer Sunshine dresse ensuite une liste non-exhaustive de termes et expressions utilisées par les antisémites pour « désigner la finance » (« mondialistes », « Bilderberg », etc.) ; pour « désigner un peuple à part » (« Shylocks », « trafiquants d’organes », …) ; pour « évoquer des élites secrètes » (« Illuminatis », « ZOG », etc.) et « des partisans d’Israël » (« les sionistes », « le lobby juif/sioniste », …). Il mentionne encore ces formules favorites de l’extrême droite pour désigner la communauté juive : « le nom que l’on ne peut prononcer » (« eux », « vous savez qui », « certains cercles », « nos maîtres », « nos anciens amis », « les nez », et l’utilisation du (((symbole écho))) autour d’un nom »). Etc., etc.

En outre il écrit que la critique de cet « antisémitisme codé » pose quelques problèmes, qu’il faut arriver à « distinguer la critique sincère (…) et le moment où elle devient antisémite ». Pour y parvenir il faut « examiner surtout les structures narratives. Toute théorie du complot qui nomme un sous-ensemble (individuel ou collectif) de Juifs peut être considérée comme antisémite. » Il faut aussi étudier « qui est le locuteur, le contexte de son intervention et le contenu du récit lui-même pour déterminer s’ils sont antisémites ou pas ». L’auteur note par ailleurs que « Lintention d’un locuteur n’a pas nécessairement de lien avec l’impact de son récit. (…) Le locuteur utilise la puissance émotionnelle du discours antisémite qui met en scène une bataille apocalyptique entre une élite maléfique secrète et des gens vertueux ».

Spencer Sunshine ajoute encore : « Pourquoi l’antisémitisme se cache-t-il de cette manière ? Est-ce lié au caractère ludique de l’antisémite qu’évoque Jean-Paul Sartre dans Réflexions sur la question juive ? Serait-il seulement un individu qui refuse d’assumer la responsabilité de ses actes et se moque de savoir si les faits ne confirment pas ses affirmations ? Ou bien cela fait-il partie de la tendance plus générale de notre société à tolérer des formes d’expression indirectes du racisme (et de l’antisémitisme) – comme le fait de dénoncer la « racaille 1 » plutôt que les Noirs ou les immigrés ? Comme pour beaucoup d’aspects de l’antisémitisme, il n’existe pas de réponses simples à ces questions. »

Ensuite, dans l’article « Seuls les militants de gauche peuvent mettre fin à l’antisémitisme au sein de la gauche » (article figurant toujours dans la première partie « L’antisémitisme à gauche »), Spencer Sunshine rappelle que la gauche est régulièrement liée à des scandales de nature antisémite (Occupy Wall Street, discours de Ilhan Ohmar, du Parti Travailliste (en Grande Bretagne), etc.). Et contrairement à une opinion commune dans les courants progressistes, il écrit que l’« antisémitisme au sein de la gauche » est lié à des questions qui dépassent largement le « conflit israélo-palestinien ». L’auteur affirme en réalité qu’elles n’ont rien à voir avec ce dernier. Selon lui le problème de l’antisémitisme à gauche « est aussi vieux que la gauche elle-même, puisque les opinions de nombreux socialistes du début du XIXe siècle étaient teintées d’antisémitisme ».

Plus loin Spencer Sunshine écrit que ce qui perpétue aussi l’antisémitisme sont des critiques problématiques du « capital financier », les « relations de la gauche avec des groupes politiques ouvertement antisémites », et les « négationnistes [qui] sont accueillis dans des espaces de gauche » ou « par des militants qui cherchent à légitimer leurs questions et leur présence ».

Il note également que « l’affirmation selon laquelle le “lobby sioniste” contrôlerait la politique américaine est particulièrement courante. Dans le courant politique progressiste des ONG et du Parti démocrate, les discussions les plus vives portent sur le fait de savoir si les versions de gauche de l’antisionisme reflètent l’antisémitisme – ou pas ». Et si, comme l’auteur l’indique, les nombreuses critiques de l’antisionisme/ antisémitisme proviennent de la droite pour délégitimer la gauche, elles proviennent aussi de libéraux (au sens très large de « progressistes états-uniens »), de centristes et d’organisations juives traditionnelles. Il précise que les points communs à ces critiques sont l’incompréhension totale de ce qui se passe dans la gauche et la méconnaissance de son « paysage interne ».

L’essayiste propose ensuite de « développer une discussion beaucoup plus forte » à gauche, en impliquant notamment « un éventail de voix différentes » et même d’inclure des gens que « certains courants de la gauche rejettent ou répriment activement. » Spencer Sunshine écrit que c’est nécessaire car « la plupart des militants de gauche et d’extrême gauche ne réfléchissent pas du tout à ce sujet [l’antisémitisme] », que beaucoup de personnes qui « défendent des positions sur cette question » expriment également des opinions explicitement ou implicitement antisémites. Ces personnes croient ou plutôt pensent qu’elles « connaissent parfaitement l’antisémitisme et en sont totalement exempt[e]s ». Or la réalité dément souvent leurs convictions.

L’auteur poursuit son article en écrivant qu‘« une discussion ouverte doit exclure ceux qui soutiennent des opinions clairement antisémites » et que « ceux qui en sont les cibles ne devraient pas avoir besoin de se défendre » contre ceux qui sont clairement tolérants à l’égard de l’antisémitisme.

Il ajoute encore que « la majeure partie de la gauche nie l’existence de ce problème [d’antisémitisme]. (…) Lorsque la question est soulevée, les militants prétendent immédiatement qu’il s’agit d’une calomnie venant de la droite. »

Spencer Sunshine conclut : « La gauche et l’extrême gauche ont déjà fermé leurs oreilles à toute critique à ce sujet [l’antisémitisme] quand elle émane de la communauté juive elle-même ou de toute personne plus modérée qu’eux. »

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La suite de la fiche de lecture sur la partie « L’antisémitisme à gauche » au prochain épisode.

Le livre Des rouges, des bruns et des rouges-bruns. L’antisémitisme aux États-Unis aux XXIe siècle sur Ni patrie ni frontières

https://spencersunshine.com/

 


1 Urban thugs, en anglais, littéralement les voyous, les « sauvageons » ou les délinquants urbains (NdT).