L’antisémitisme à gauche aux États-Unis (troisième partie)

Troisième partie de la fiche de lecture collective et progressive consacrée au livre de Spencer Sunshine, Des rouges, des rouges-bruns et des bruns. L’antisémitisme aux États-Unis au XXIe siècle (Éditions Ni patrie ni frontières – 2023).

Nous ne présentons pas à nouveau l’essayiste Spencer Sunshine. Nous l’avions déjà fait très rapidement dans les deux premières parties (partie 1partie 2).

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À la fin de l’article précédent, nous citions les points que Spencer Sunshine et son groupe de lecture/discussion étudiaient. Dans « Six axes de réflexions », le texte que l’on présente ici, l’essayiste « déplie » en partie ces points.

Dans le premier, « Le recyclage des théories complotistes antisémites traditionnelles » (les propos mis entre guillemets et en italique sont de Spencer Sunshine), l’auteur note que « la forme la plus évidente d’antisémitisme à gauche est le recyclage des théories complotistes antisémites traditionnelles. » Puis il revient sur l’emploi de termes codés ou de synecdoques remplaçant « les Juifs » et qui sont « facilement perceptibles si l’on écoute les discours antisionistes américains. » Évoquant à nouveau David Duke, Spencer Sunshine mentionne que de nombreux milieux de gauche reprennent « exactement les mêmes arguments antisémites et antisionistes » que cet ex-dirigeant du KKK. Par exemple il mentionne « l’affirmation selon laquelle les États-Unis, ou du moins leur politique étrangère, seraient contrôlés par le lobby sioniste. » Or l’auteur ajoute que « si au cours des dernières décennies, un lobby pro-israélien, bien financé et de droite, a vu le jour, il ne contrôle pas la politique étrangère américaine. Cette politique a été cohérente en ce qui concerne Israël depuis les années 1960, bien avant que ce lobby n’atteigne sa forme actuelle. (…) » Spencer Sunshine ajoute encore que « Le discours sur le lobby sioniste fait partie des théories conspirationnistes antisémites les plus anciennes et les plus répandues aux États-Unis – bien qu’on le retrouve dans de nombreux pays, y compris ceux qui abritent un nombre minime de Juifs. »

L’essayiste discute ensuite de ceux qui utilisent ces arguments conspirationnistes et antisémites. Parmi eux « on compte ce que l’on pourrait appeler les partisans de l’axe Weir-Shamir-Atzmon. » Il indique que les textes de cet « axe » ont « circulé ouvertement dans les cercles progressistes, et été publiés dans des publications soi-disant de gauche comme CounterPunch en particulier. » (L’éditeur du livre de Sunshine (Ni patrie ni frontières) note que CouterPunch est une « publication créée en 1993 aux États-Unis, et qui prétend faire du journalisme d’investigation engagé. Mais elle publie des auteurs dits de gauche et des suprémacistes blancs (…) ».)

À propos d’Alison Weir (membre de If Americans Knew), Spencer Sunshine écrit qu’elle avait affirmé « les sionistes ont provoqué l’entrée des États-Unis dans la Première Guerre mondiale » et qu’à ce sujet elle ne pouvait faire confiance à « aucun journaliste juif » (sic). Weir avait été invitée comme intervenante dans des réunions de l’organisation de solidarité avec la Palestine, Jewish Voice for Peace (JVP). Spencer Sunshine indique « Ce n’est qu’après de nombreuses années de critiques que JVP a finalement rompu ses relations avec Alison Weir en 2015 (…). » Mais il précise que « ce ne fut pas parce que Weir diffusait des récits antisémites » que la rupture eut lieu, « mais uniquement à cause de son association avec des personnalités d’extrême droite. » Ensuite l’auteur écrit que « JVP s’est trouvé mêlé à des affaires d’antisémitisme dans de nombreux autres cas ». Et il ajoute l’organisation diffusait « un dessin du Brésilien Carlos Latuff qui nie ouvertement que l’antisionisme puisse être antisémite ». Judith Butler (membre éminente du JVP) déclarait en 2006 « qu’il était “extrêmement important de comprendre que le Hamas et le Hezbollah sont des mouvements sociaux progressistes, qui se situent à gauche et font partie de la gauche mondiale”. » [sic] Cette déclaration de Butler, Spencer Sunshine invite à la comparer avec celle de Fathi Hamad (un haut responsable du Hamas) qui en 2019 appelait [TW : appel au massacre] « les Palestiniens vivant en dehors des Territoires occupés à “attaquer tous les Juifs possibles dans le monde entier et à les tuer” ».

(Mentionnons au passage qu’un dessin de Carlos Latuff avait remporté la seconde place (à ex-aequo) du « Concours international de caricatures sur l’Holocauste » à Téhéran en 2006).

Ensuite, à propos d’Israël Shamir, Spencer Sunshine écrit que, selon Katha Pollitt, le site web de Shamir affirme que « les Juifs ont imposé le capitalisme, la publicité et le consumérisme à une Europe chrétienne, harmonieuse et modeste ; ils ont été à l’origine de la famine de Staline en Ukraine ; ils contrôlent les banques, les médias et de nombreux gouvernements ; et si “le but ultime des Juifs n’est pas la Palestine, le monde l’est certainement” ». L’auteur indique que Shamir continuait d’être invité dans des lieux progressistes pendant des années, malgré ses propos scandaleux qui étaient dénoncés par certains militants solidaires avec la Palestine. Puis il mentionne encore que Shamir avait été « publié dans CounterPunch » et avait été « engagé par Julian Assange pour s’occuper des fuites de câbles de Moscou pour Wikileaks. »

Spencer Sunshine discute plus loin de Gilad Atzmon. Il écrit que ce dernier « a fait carrière en dénonçant le judaïsme comme étant le problème central du sionisme », « qu’il aime également apparaître dans les médias nationalistes blancs comme Counter-Currents », etc. Des rédacteurs d’une lettre ouverte (au sujet d’Atzmon) rappelent qu’il décrit le sionisme « non pas comme une forme de colonialisme ou de colonisation, mais comme une idéologie exceptionnellement malfaisante, différente de toutes les autres dans l’histoire de l’humanité ». Ce qui n’avait pas empêché le Socialist Workers Party (SWP) et le mensuel CounterPunch d’inviter Aztmon au Royaume-Uni, ni Zer0 Books (« l’importante maison d’édition de gauche ») de publier son livre « The Wandering Who (Quel Juif errant ?) ». (L’éditeur (Ni patrie ni frontière) du livre de Sunshine note que ce « livre [d’Atzmon] a été publié en France par Kontre-Kulture, la maison d’édition de l’autproclamé national-socialiste Alain Soral. » Il note également à propos du SWP qu’elle est une « organisation néotrotskiste créée en 1977 (…). En choisissant de soutenir la prétendue aile gauche du Mouvement des Forces Armées au Portugal, en 1974/1975, puis en décrétant, dans les années 1990, que l’islam était la religion des pauvres, ce petit parti adopta une politique de plus en plus opportuniste et populiste. (…) »).

Spencer Sunshine écrit qu’après des « campagnes » (lettres ouvertes, textes…) contre Gilad Atzmon, certaines personnes qui boycottaient ce dernier soutenaient « en réalité l’un ou l’autre des trois autres auteurs antisémites » de l’« “l’axe Weir-Shamir-Atzmon” ». Ensuite l’auteur évoque que des participants au « débat » à propos d’Alison Weir disaient que rompre avec les antisémites nuisait au mouvement de solidarité avec la Palestine et portait « également atteinte à la réputation des groupes qui se séparent activement des antisémites ! » (sic)

Ensuite, dans le second point « Déni, évitement et techniques de contre-attaque », Spencer Sunshine écrit : « Le refus de considérer la question de l’antisémitisme comme digne d’intérêt, et l’utilisation de diverses techniques pour tenter soit de rejeter la question, soit d’attaquer l’intervenant. Dans certains cas, l’antisémitisme flagrant et ouvert est considéré comme acceptable. » Il donne une série d’exemples comme celui de Michael Neumann qui, sans nier l’existence de l’antisémitisme, « le justifie dans sa célèbre anthologie The Politics of Anti-Semitism, copubliée par la maison d’édition anarchiste AK Press et CounterPunch ». « Cette dernière revue publiant des écrivains antisémites depuis de nombreuses années » ajoute-t-il. Spencer Sunshine cite encore Neumann : « Une partie de cette haine [contre les Juifs] est raciste ; une autre ne l’est pas, mais qui s’en soucie ? Pourquoi devrions-nous y accorder la moindre attention ? » (sic)

(Michael Neumann est le fils de Franz Neumann, auteur de l’ouvrage Behemoth : structure et pratique du national-socialisme. 1933-1944. Spencer Sunshine ne l’évoque pas dans ces pages, ou peut-être n’est-il pas au courant, mais la traduction française de ce livre de Franz Neumann avait été co-réalisée par Gilles Dauvé qui avait été impliqué dans le négationnisme autour de « La Vieille Taupe ».)

Puis, en note de bas de page, Spencer Sunshine écrit que « L’anthologie [The Politics of Anti-Semitism] comprend également des textes de Jeffrey Blankfort et Lenni Brenner, deux Juifs antisionistes qui ont déployé des arguments antisémites dans leurs critiques du sionisme, ainsi que de Kathy et Bill Christison deux anciens espions de la CIA reconvertis en théoriciens du complot. Pour couronner le tout, il contient un essai de Jeffrey St. Clair [co-éditeur de CounterPunch] sur l’attaque de 1967 contre le USS Liberty, un des thèmes favoris des conspirationnistes antisémites et des néo-nazis. Malheureusement, cette anthologie est toujours en vente chez AK Press. »

Spencer Sunshine mentionne ensuite Upping the Anti, un journal « semi-anarchiste publié à la fin de la grande période du mouvement altermondialiste, et qui se concentre sur l’anti-impérialisme », qui organisait en 2009 un débat sur l’antisémitisme à gauche. Michael Staudenmaier, « alors associé au milieu antifasciste, soutint que l’antisémitisme n’était pas acceptable », alors que Rami El-Amin (rédacteur en chef de Left Turn) affirmait que « l’antisémitisme n’était pas un problème » et citait le livre de Neumann (fils) pour appuyer son propos. Spencer Sunshine termine le paragraphe en indiquant que ce « débat [sur l’antisémitisme à gauche] – qui s’étendit à d’importants médias du mouvement antifasciste – divisa les cercles dans lesquels je militais. » (L’éditeur (Ni patrie ni frontières) note au sujet de Left Turn que « cette publication et ce site se présentent comme un “réseau national de militants engagés dans la lutte contre les conséquences du capitalisme et de l’impérialisme mondiaux. Enracinés dans une variété de mouvements sociaux, nous sommes des anticapitalistes, des féministes radicales, des antiracistes, des partisans de la libération des queers et des trans, et des anti-impérialistes ; nous travaillons à construire une résistance et des alternatives au pouvoir et à l’empire des grandes entreprises”. »)

L’essayiste poursuit : « Pour une publication de gauche, il serait impensable d’avoir un tel débat sur la question de savoir si le racisme, l’homophobie ou le patriarcat sont acceptables ou pas. Mais ces débats nous donnent une représentation exacte de la gauche à cette époque : la question de savoir si elle devait inclure ouvertement l’antisémitisme dans ses rangs était sujette à débat, et certaines personnes pensaient que les points de vue antisémites devaient être acceptés. (Aujourd’hui, du moins aux États-Unis, les expressions les plus évidentes de l’antisémitisme ont été éliminées à gauche tandis que, en même temps, le soutien à BDS se généralisait. Bien que cette élimination traduise une certaine amélioration, on entend maintenant plus souvent des antisionistes nier tout simplement que l’antisémitisme existe dans leurs milieux.) »

Plus loin il revient encore sur Occupy Wall Street qui, en 2011-2012, refusait d’écarter les antisémites et les complotistes du mouvement. L’auteur indique de plus que l’intérêt pour Occupy Wall Street était porté par des suprémacistes blancs, ce qui suscitait des critiques dans les médias. Spencer Sunshine termine ce « point » en mentionnant Ilhan Omar (députée au Congrès). Celle-ci tweetait « It’s all about the Benjamins » qui est une « allusion au lobbying financier, au Congrès américain et aux soutiens d’Israël ». Son tweet provoquait un « énorme scandale » écrit l’essayiste. (L’éditeur (Ni patrie ni frontières) ajoute à propos de l’expression « It’s all about the Benjamins », qu’elle est courante et « signifie Tout cela est une question d’argent”, Benjamins désignant les billets de cent dollars à l’effigie de Benjamin Franklin. Pressée de s’expliquer, elle [Ilhan Omar] a répondu qu’elle visait l’AIPAC, le lobby pro-israélien aux États-Unis ».)

Spencer Sunshine revient rapidement sur le Parti travailliste britannique, l’antisémitisme et la négation de la Shoah en son sein. Il écrit que ces problèmes faisaient éclater des polémiques continues, au point que le « principal rabbin britannique (Mirvis) à dénoncer le Parti travailliste », une « intervention sans précédent » ajoute-t-il. L’auteur mentionne que « beaucoup de gens accusent le Parti travailliste d’essayer de dissimuler le problème plutôt que de le traiter. »

Le point trois : « Les passerelles entre la droite et la gauche ». Dans cette partie Spencer Sunshine écrit qu’il a « particulièrement travaillé » sur le « fascisme de la Troisième Voie ». Il observe qu’une partie de « l’antisémitisme (…) dans les cercles de gauche provenait de stratégies de recrutement croisé » par des fascistes, que ceux-ci ont travaillé avec des militants de gauche, et créaient des passerelles grâce à « l’antisonisme » comme point d’entrée dans les milieux de gauche. Cependant il précise que l’influence de ces personnes est en général faible, mais que « la version la plus répandue du phénomène aujourd’hui est l’influence des idées d’Alexandre Douguine, idéologue russe de la post-Troisième Voie. » Il ajoute qu’« on peut le constater chez des gens comme Caleb Maupin qui a commencé chez les communistes classiques du Workers World Party.) » (L’éditeur (Ni patrie ni frontière) note à propos du Workers World Party : « groupuscule, issu du SWP américain [trotskiste], mais qui, depuis 1959, a toujours défendu inconditionnellement les régimes staliniens : URSS, Chine, Cuba et Corée du Nord. »)

Bien que Spencer Sunshine et son groupe avaient découvert que cette influence de la « Troisième Voie fasciste » était moins importante qu’ils le pensaient, elle leur a permis d’« illustrer ce à quoi pourrait ressembler une gauche devenue totalement antisémite : une alliance qui soutienne des régimes islamistes, nationalistes et staliniens, y compris divers séparatismes raciaux, unis par un antisémitisme antisioniste codé. » Il ajoute néanmoins qu’ils avaient constaté « que les passerelles allaient dans les deux sens ; parfois, des militants de gauche se sont tournés vers la droite antisémite, en combinant souvent des éléments de leur précédente vision du monde avec leur nouvelle idéologie sectaire. »

L’essayiste écrit ensuite qu’il étudiait vers 2005 les « nationaux anarchistes ». Selon lui il s’agissait de groupes fascistes qui avaient adopté « la notion de décentralisation » et qui ne faisaient que « répéter de vieux récits antisémites en remplaçant Juifs par sionistes” », tout en se prétendant ne pas être antisémites. Il ajoute : « Il a fallu un certain temps pour que les groupes anarchistes leur refusent le droit à prendre la parole dans leurs réunions ; mais quand cela s’est produit, ce fut à cause de leur soutien au séparatisme blanc. Seul un très petit nombre d’anarchistes et de militants de gauche voyaient dans l’antisémitisme codé des nationaux-anarchistes une raison évidente d’exclure ce groupe. » Spencer Sunshine évoque ensuite rapidement la New Resistance de James Porrazzo (ex-dirigeant de l’organisation suprémaciste American Front), comme un des fragments restants de la Troisième Voie fasciste aux États-Unis.

Puis l’essayiste explique qu’il faudrait un livre entier pour décrire les individus qui sont passés de la gauche à la droite. Et il cite en exemples les Benito Mussolini, Otto Strasser, Oswald Mosley, Lyndon LaRouche, des membres de l’IWW et du Earth Liberation Front, etc., etc. Spencer Sunshine termine en écrivant que ces personnes n’avaient pas inclus le négationnisme dans leurs conceptions de gauche ; et en mentionnant Paul Rassinier (un des fondateurs du négationnisme en France) « qui fut impliqué dans les milieux communistes, socialistes et anarchistes français. »

L’auteur poursuit et développe le quatrième point, « Les critiques incomplètes du capitalisme ». Spencer Sunshine discute ici des critiques du capitalisme qui, « marxiste ou pas, (…) attaquaient certaines parties du capitalisme tout en en laissant d’autres de côté. » Parmi celles-ci il mentionne « les critiques centrées sur le capital financier » ou celles dirigées « uniquement contre les banques centrales ou les banquiers internationaux” » ; puis les critiques basées sur « la personnification d’individus ou d’entités spécifiques » dont celles des « dynasties bancaires en général, et des banquiers juifs en particulier » ; et enfin la dénonciation des « pays spécifiques censés incarner des fonctions systémiques comme l’impérialisme, tout en refusant de mentionner les actions néfastes comparables d’autres pays. »

En guise d’exemple, Spencer Sunshine cite Charles Coughlin, un prêtre antisémite célèbre outre-Atlantique, et « dont les attaques contre le capital financier se sont ensuite transformées en un antisémitisme ouvert. » Il ajoute que selon Alan Binkley, le « discours de Coughlin devient antisémite au moment où l’antisémitisme est à son apogée dans les États-Unis d’avant-guerre. Les critiques du capital financier et les théoriciens du complot, qui occupent déjà le terrain narratif de l’antisémitisme, peuvent se transformer en un instant. » Spencer Sunshine ajoute : « Il suffit d’imaginer ce qui se passerait si le langage et les récits antisémites codés de Donald Trump se mettaient soudain à cibler ouvertement les Juifs. »

Puis l’auteur revient encore sur Occupy Wall Street qui personnifiait « le capitalisme en dénonçant des individus, comme le 1% et les banksters” ». Il rappelle que le mouvement refusait de créer des frontières idéologiques, que des antisémites étaient présents, et que divers groupes antisémites ont essayé de travailler avec Occupy Wall Street dont l’incapacité « à réagir de manière adéquate a laissé la porte ouverte à un large éventail de critiques. »

Spencer Sunshine rappelle également que « la propagande fondée sur la personnification vise souvent des banquiers juifs. » « La famille Rothschild a été une cible favorite depuis le XIXe siècle, et récemment le nom de George Soros est utilisé pour personnifier les tares du système bancaire. »

Ensuite il discute de « l’anti-impérialisme vulgaire » qui dénonce certains pays spécifiques comme des problèmes « au lieu de dénoncer un système mondial d’exploitation ». Par exemple il mentionne la considération négative à l’égard des États-Unis, dont chaque action serait « de l’impérialisme” », alors que « des actions comparables de pays comme la Chine et la Russie sont jugées sans importance, ou du moins non impérialistes. » Spencer Sunshine ajoute qu’« on attribue souvent à Israël un rôle démesuré dans la politique mondiale, et on le décrit souvent comme la tête de pontde l’impérialisme, et/ou sa cheville ouvrière. Cela justifie l’immense attention qui lui est accordée, et Israël est donc souvent traité comme le Juif des nations : la dénonciation traditionnelle des Juifs comme bouc émissaire pour les problèmes économiques ou politiques est déplacée vers Israël qui sert de bouc émissaire sur le plan international (…). Tout comme on a appelé l’antisémitisme le socialisme des imbéciles, ce type d’antisionisme a été surnommé l’anti-impérialisme des imbéciles. »

Le point cinq : « Le soutien à des organisations antisémites ». Ici l’auteur parle rapidement de groupes de gauche occidentaux « qui soutenaient – directement ou indirectement – des organisations islamistes antisémites au Proche-Orient (en particulier le Hamas et le Hezbollah), ainsi que des groupes nationalistes noirs antisémites aux États-Unis (comme la Nation de l’Islam et le New Black Panther Party). » Il ajoute : « Puisque la gauche, et les socialistes libertaires, refusent de soutenir, par exemple, les groupes islamophobes ou nationalistes blancs, pourquoi devrions-nous soutenir des groupes antisémites ? »

Spencer Sunshine note par ailleurs qu’il détestait les groupes marxistes-léninistes qui soutenaient des politiques ignobles. Puis il mentionne qu’il s’était rendu compte plus tard que dans le mouvement anarchiste la « position pro-nationaliste oscillait comme un pendule, qui allait et venait. Je m’étais engagé dans ces milieux lorsque le nationalisme était passé de mode, et maintenant il revenait en force, encouragé par les changements dans le milieu anarchiste lui-même après Seattle. »

Selon lui « la plus grande partie de la gauche considère que l’antisémitisme des groupes laïques et islamistes au Proche- et au Moyen-Orient et en Afrique du Nord n’est pas préoccupant. Comme on me l’a dit à plusieurs reprises, exprimer ce genre de critique est censé être interdit parce que “Tu n’as pas le droit de dire aux opprimés comment résister au colonialisme.” » (sic)

Puis l’auteur évoque un groupe de militants juifs qui se demandait s’il avait le droit de s’opposer à l’antisémitisme dans des manifestations après un bombardement de Gaza par Israël (sic). Spencer Sunshine écrit que pour d’autres personnes, l’antisémitisme dans des groupes laïques et islamistes du Proche-Orient « “serait une juste réaction au sionisme.” [sic] Cela concerne des groupes comme le Hamas, le Hezbollah et le Fatah. Je ne comprends pas comment l’occupation de la Cisjordanie peut pousser quelqu’un à croire que le sionisme contrôle le monde par l’intermédiaire des Rotary Clubs, mais apparemment cela a du sens pour certains. (Cette affirmation figure en fait dans la Charte du Hamas, leur document idéologique de base.) »

L’auteur parle ensuite d’une sorte de « carte blanche » accordée à des groupes noirs et musulmans aux États-Unis. « Cette protection touche non seulement l’antisémitisme du Black Panther Party et de Malcolm X, mais s’étend activement aujourd’hui à des groupes comme la Nation of Islam et le New Black Panther Party. » Il mentionne à nouveau le nom de Louis Farrakhan, « explicitement antisémite », qui était au centre de polémiques « où les progressistes ont refusé de se dissocier de lui », même lors de la Marche des femmes à Washington en 2017. (Marche des femmes déjà abordée dans la partie deux de la fiche).

Dans le dernier point (le sixième), intitulé « La question du deux poids, deux mesures et du droit à l’autodétermination », Spencer Sunshine pose quelques questions sur comment la gauche traite les groupes opprimés, qu’est-ce qu’une nation, que signifie « autodétermination » d’un peuple, etc. Il écrit que la gauche socialiste considère les Afro-Américains comme une « nation », qu’elle soutient les nationalistes voulant former un nouvel État racial. Puis l’auteur interroge : « Pourquoi s’oppose-t-elle si fortement à des courants identiques dans le nationalisme juif ? » Il termine en écrivant que « ceux d’entre nous qui étaient profondément antinationalistes et rejetaient souvent la doctrine du droit des peuples à l’autodétermination, étaient perplexes devant le deux poids, deux mesures torturé de la gauche : d’un côté, elle soutenait le nationalisme afro-américain de la Black Belt et l’esprit de revanche des Amérindiens ; de l’autre, elle avait une position extrêmement hostile à la doctrine comparable du sionisme. » (L’éditeur (Ni patrie ni frontière) note à propos du « Black Belt » : « zone géographique, en forme de croissant, au sud et au sud-est des États-Unis, où vivent un pourcentage important d’Afro-Américains, dans treize États (…). »)

Dans l’article suivant, « Autres pistes », Spencer Sunshine revient sur la question du « deux poids deux mesures » qui était des plus délicates, mais qui « permettait à une doctrine d’apparaître sans problème en surface, même lorsque chaque exemple était examiné individuellement. » Et lorsqu’elle était prise dans son ensemble, « le parti-pris se dévoilait, car les biais et l’application sélective étaient systématiquement appliqués aux Juifs et aux communautés juives. » Puis l’auteur discute de la gauche et de sa capacité à comprendre « le taux d’emprisonnement des personnes de couleur (…) beaucoup plus élevé que celui des Blancs pour les mêmes délits », et à comprendre les lois fondées sur la « race » qui sont des facteurs déterminants dans les lois anti-drogue, etc. Mais il ajoute que « lorsqu’il s’agit des Juifs, cette même analyse que la gauche peut facilement utiliser pour des questions comme la race et le genre n’apparaît nulle part. »

En outre l’essayiste écrit qu’il est nécessaire d’effectuer une « approche subtile et contextuelle » et « examiner un grand nombre de sujets séparés » pour vérifier (et comprendre) comment fonctionne le « deux poids deux mesures ». « Il faut examiner non seulement la façon dont la gauche aborde ces questions, mais aussi les liens historiques entre les Juifs et ces questions, puis comparer la façon dont la gauche traite les non-Juifs et les Juifs – et voir si elle est cohérente. À mon avis, il ne s’agit pas d’un modèle de partialité systémique, mais d’un déni systématique de cette partialité. Certains faits étaient soigneusement choisis, conduisant à une indignation sélective et à des exceptions sélectives. »

Spencer Sunshine poursuit : « En plus d’être hypnotisée par l’antisémitisme et de nier son existence, la gauche avait des raisons concrètes et logistiques pour négliger l’antisémitisme. » « La gauche adore brandir des drapeaux, entonner des chansons et se lancer dans la bataille. Cette vision du monde qui prône une lutte glorieuse contre le systèmedéteste la complexité, l’ambiguïté, et se refuse à admettre que, dans certains conflits, toutes les parties sont engagées dans une politique vraiment merdique. (Pour être juste je dois admettre que cette attitude se trouve dans tout le spectre politique.) »

Il ajoute encore que par le passé des militants de gauche « ont soutenu (…) des groupes dont l’histoire a montré qu’ils n’étaient que des monstres meurtriers, de Staline à Pol Pot en passant par le Derg. » (L’éditeur (Ni patrie ni frontières) note au sujet de ce dernier : « Derg ou gouvernement militaire provisoire de l’Ethiopie socialiste qui renversa l’empereur Haïlé Sélassié le 12 septembre 1974 et instaura une dictature sanglante. »)

Spencer Sunshine parle plus loin de la tristesse qu’il ressentait à la lecture de That’s Funny, You Don’t Look Antisemitic de Steve Cohen publié en 1984. Dans son livre, Cohen évoquait « les discussions au sein de la gauche britannique lors de l’invasion du Liban par Israël (…). La description de la dynamique des discussions – notamment des non sionistes qui se disputent avec les militants de gauche au sujet des critiques d’Israël imprégnées d’antisémitisme – pourrait être répétée presque mot pour mot aujourd’hui, tout comme elle s’appliquait parfaitement aux milieux que je côtoyais il y a dix ans (…) ». Puis l’auteur ajoute qu’une des choses les plus déprimantes qu’il découvrait avec son groupe de lecture/discussion était l’antisémitisme au sein de la gauche. Il mentionne aussi que des citations de Bakounine et de Proudhon circulent sur des forums néonazis, et il rappelle que Proudhon « fut promu proto-fasciste dans l’Allemagne nazie » tellement certaines de ses idées étaient problématiques.

Un autre élément déprimant est soulevé par Spencer Sunshine. Il s’agit d’un « processus qui se répète régulièrement : des Juifs découvrent l’antisémitisme à gauche, ils soulèvent le problème, on leur tombe dessus et ensuite ils quittent complètement la gauche. J’ai moi-même vu ce phénomène se produire plus d’une fois, et je suis malheureusement certain que cela continuera à l’avenir. » L’auteur observe que « parmi les personnes qui ont quitté la gauche avec dégoût, il n’y a pas eu que des Juifs, mais aussi des personnes de couleur ou des féministes. »

Il note encore que « la gauche prend au sérieux les questions liées à la race et au genre, elle essaie de les résoudre. (Ce qui ne veut pas dire que les résultats ne sont jamais gênants, insuffisants, voire involontairement offensants. Ils le sont parfois. Mais la gauche essaie : elle relève ses manches, elle organise des ateliers de discussion, elle publie des brochures et anime des blogs). Malheureusement, elle ne fait pas preuve de la même constance pour ce qui concerne l’antisémitisme. »

« Si la gauche devait s’engager sérieusement dans la lutte contre l’antisémitisme, elle devrait rompre tout lien avec les personnes qui haïssent ouvertement les Juifs et nient la Shoah, et ensuite se pencher sur les sujets que je vais maintenant présenter. La suprématie blanche ne se réduit pas à David Duke [l’ex-dirigeant du KKK] et Richard Spencer [militant d’extrême droite], elle fait partie du tissu social, et il n’y a pas de raccourci pour le dénouer. Et il en va de même pour l’antisémitisme. »

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La prochaine partie de la fiche de lecture sera consacrée à l’article « Changer la gauche en prenant l’antisémitisme au sérieux » publié dans le recueil.